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2001
LES GRACES DE SAPHO

Les contrastes, les ruptures, les paradoxes et les mélanges sont d'évidentes sources de vie, d'intelligence, d'harmonie et de beauté. Sapho en est un exemple, à l'image de son spectacle où elle mêle dans une jubilatoire chorégraphie langagière des textes de Baudelaire, Lorca, Rilke ou Michaux. Sans un vain souci de cohérence entre eux, sans «discours», sans fil conducteur, sauf un, l'essentiel: la subjectivité du récitant, l'émotion et la splendeur des textes. Les mélanges donc, l'enrichissement plus exactement, le métissage artistique ou culturel à mille lieues d'un syncrétisme bien-pensant et d'une hygiène aseptisée de «world music» à l'américaine.

Sapho est juive et arabe, née à Marrakech dans un pays qui a toujours protégé sa communauté juive, tradition jamais interrompue, même et surtout sous Vichy. «C'est pourquoi, commente-t-elle, je me suis toujours abstenu, malgré tout, de dire du mal de Hassan II.» Des contrastes encore: Sapho, fille de rabbin, arrivé à Paris à 16 ans, élève du Petit Conservatoire de Mireille, a chanté du rock, a peint, écrit des romans, des poèmes, rencontré Yasser Arafat, est passée chez Pivot, a chanté à Gaza et dans les lieux branchés de Paris.

Bien avant que ce ne fut la mode, admiratrice avisée, entre autres, d'Oum Khalsoum, elle a introduit des sonorités - et de la sensibilité - orientales dans la chanson française. Bref, une personnalité du show-biz plutôt éclectique et plutôt singulière.

En premier lieu, parce qu'elle a lu. Beaucoup. Et réfléchi. Et qu'elle ne s'en vante pas particulièrement, préférant sans doute le tout simple plaisir de la lecture, voire de la pensée, aux poses de ceux qui feignent de pratiquer ces élémentaires activités qu'ils pratiquent à doses quasi homéopathiques. début ad lib si trop long Sapho, d'ailleurs, s'étonne, avec une bienveillance naïve et étonnée, que le milieu du «show-biz», qu'elle ne fréquente guère, soit non pas frivole (elle pourrait sur ce point donner quelques leçons à certains), mais si peu intéressé par la littérature, la vie du monde.

Sapho est une femme élégante et ne donne pas de noms. fin ad lib Revenons au spectacle que propose la Maison de la poésie. Un endroit qui, soit dit en passant, bénéficie d'une acoustique exceptionnelle si favorable au plus délicieux des instruments, la voix humaine. Et celle de Sapho est parfois quasiment stradivarienne. Quand elle dit, par exemple, La Servante au grand cœur de Baudelaire. Ou quand elle joue les scènes de M. Plume, drôles et secrètement tristes. Ou encore, et là le spectacle connaît des moments fugitifs et bouleversants, elle joue, car elle joue, des poèmes de Lorca dont le fameux Cinq Heures du soir, ce Lorca qui parla avec tant d'éloquence du duende, mot intraduisible puisqu'il désigne un sentiment si particulier, indicible. Le duende, c'est le génie endormi du chant gitan, un génie qui parfois se réveille, selon son bon gré. C'est un peu comme la saudade. Ou surtout le tarab, mot arabe que connaît bien Sapho et qui définit l'extase que l'on ressent à l'écoute d'un musicien à un moment presque miraculeusement inspiré.

«Jamais, dit Sapho, je ne fais le même récital. Même si c'est toujours très travaillé. A un pas près. Mais il y a parfois des défaillances.» Joli mot dont l'ambiguïté sémantique balance entre la faute ou le vertige. «Parfois, c'est raté, poursuit Sapho. Parfois non. En tout cas, je n'ai pas le goût du sec. Je m'autorise un certain lyrisme. Cela ne veut pas dire se «répandre». Je suis partagée entre l'abandon et la vigilance. C'est un peu funambulesque. Il m'arrive sans doute, parfois, de surjouer. On me l'a dit. D'autres fois, je sens que le public est ému (en effet). Il faut accepter le danger, marcher sur le fil où d'un côté on frise le ridicule et de l'autre... je n'ose pas dire le duende, mot que l'on pourrait traduire par la grâce.» Sapho, cela dit, tombe rarement du mauvais côté du fil.

Hervé de Saint Hilaire

Théatre Molière-Maison de la poésie, 157, rue Saint-Martin, 75003 Paris.
Tél. : 01.44.54.53.14. Jusqu'au 22 avril.