2000
Les sons noirs du Duende

Elle paraît dans une robe sombre, de grosse laine, les épaules nues, arraisonnée par un fil rouge qui descend du balcon, et jongle avec une pelote, comme un chat. Beau visage, nez long et fin, narines un peu pincées à la Silvana Mangano, front haut et bombé, temps pâles, plus pâles encore auprès de la bouche, bien fendue et noire. Voix claire, un peu rauque, grave et enjouée, assez gratin dans les nasales.

Sapho impose une allure et un style. D'emblée, avec Rilke, elle affirme la force de l'âme quand elle vacille, quand elle doute : "Me voici, me voici, affranchie,/Chancelante/ Oserai-je? Vais-je me lancer?" Quand elle dit Lorca, elle est juive andalouse (mais pour l'être ainsi, il faut l'être de mémoire, il faut l'avoir été de longue date) ; elle respire, elle écoute donc, comme on se souvient, le sang qui bat à ses tempes sonores et le secret nombreux que les vents venus d'Afrique ont soufflé naguère sur l'Espagne.

Sous la direction de Michel de Maulne, elle exprime ses préférences : Rilke, Lorca, Baudelaire et le "Plume" de Michaux. Son phrasé, sa diction, ne sont pas sans failles, car son coeur s'affole devant ce tumulte. Que certains puristes murmurent au lieu de s'émouvoir, c'est leur droit. Nous, on cède, on consent car Sapho compense sa fragilité ( dire est un métier, ce n'est pas le sien) par je ne sais quelle densité anxieuse et charnelle qu'on détecte dans ses accents profonds.

Est-ce cela le "duende" sans quoi aucun artiste, aussi doué soit-il, n'a jamais triomphé en Espagne ? Le "duende", c'est ce charme, cette soudaine déchirure comme d'une corne, avec ou sans cape, et l'émoi qui s'ensuit, dans un pays né du rouge et de l'aride. "L'age et la muse viennent du dehors ; l'ange donne des lumières et la muses des formes. Par contre, le duende, il faut l'éveiller dans les dernières demeures du sang. Et rejeter l'ange, et renvoyer la mise d'un coup de pied", dit Lorca. C'est "un pouvoir et non un agir" ; c'est "lutter plutôt que penser". S'il est vrai que "tout ce qui a des sons noirs a du duende", alors Sapho a du duende.

Elle chante a cappella, en castillan, pour qu'on se désaltère. Elle lit aussi " Les Chats" et "La Servante" de Baudelaire, comme on renifle d'anciens flacons, et Michaux ("Les appartements de la reine","Plume au restaurant"), avec une hilarante et cruelle volupté, et Rilke encore, Rilke toujours, fanatique et vierge, et qui abolit dans ses confins les impatiences, les peurs, les bassesses, et tout ce qui sépare d'abîmes l'homme et la femme. Elle incarne enfin je ne sais quelle sensible précarité.

Frédéric FERNEY