2000
SAPHO : "Il nous faut être majeures"

Elle est de celles qu'un cour universel embrasse instantanément, puisqu'elle l'embrase aux marches de son chant. Elle est envoûtante autant que mystérieuse, puisque connue sans l'être véritablement. Elue fille du pays partout où elle se produit, quel que soit le pays, Sapho est une femme de lutte au micro voyageur, la peur peut-être calfeutrée au fond de ses bagages, entre Sarajevo et Gaza, entre une prison visitée et une manifestation, entre une cause et une autre. Elle vous dit " Vous voyez ? ", et vous avez envie de voir tout ce que Sapho voit, que d'autres ne verront jamais, à leurs dépens. Dans ce quartier parisien aux parfums de menthe fraîche, elle ouvre la porte d'un appartement bousculé où se côtoient des jouets d'enfant et un piano droit. Elle dit " Pardon, nous travaillons encore. ", et, bien sûr, vous pardonnez puisqu'elle s'apprête à conjuguer pour vous le verbe résister.

Sapho a choisi de soutenir la Marche mondiale des femmes le temps de quelques chansons offertes, sur la place de La Bastille (1). Alors le temps de quelques questions, elle se raconte, reconnaît freiner parfois sa façon de dire oui à toutes les bonnes causes, quand soudain elle n'en peut plus. L'artiste est-il une âme à mobiliser pour tout ? " J'ai une parole publique, si je ne m'en sers pas, c'est de la non assistance à personne en danger. Cela fait partie de l'immense liberté que l'on a nous, les artistes, que de dire " Je ne suis pas d'accord. ". Mais aujourd'hui, elle se méfie du mot " féministe " : " On l'a tellement galvaudé, bien au-delà des luttes qu'entreprenaient les femmes. Or, le fait que la moitié de l'humanité ait encore à se battre pour réclamer le droit d'exister est toujours d'actualité. Et tant que les manchettes des journaux n'écriront pas que telle ou telle femme est l'écrivaine du siècle, ou la chanteuse du siècle, tant qu'il y aura l'inégalité de salaire, de paroles, de liberté ou de sécurité. cela le sera encore ! La situation des femmes dans un pays n'est rien d'autre que le baromètre de sa démocratie. Et là où leurs droits sont bafoués, ceux des hommes, des enfants, le sont aussi. " Sapho, l'auteure, l'interprète, explique encore combien les chansons résistent au dénuement, au manque de moyens qui font que, pour soutenir certaines causes, les artistes se produisent parfois avec un petit budget. " Là, il n'y aura que trois musiciens, cela ne sera qu'un petit aperçu de ce que nous faisons en ce moment, mais ce n'est pas grave, il faut être présent. Perdre un peu de la qualité artistique, çela fait aussi partie du jeu, c'est le risque à prendre, et c'est souvent très chaleureux en retour. "

Entre Orient et rock'n roll, Sapho pense aussi aux jeunes femmes que l'immigration a prises entre deux cultures, des femmes d'autres pays ou d'ici, qui défileront, en quête d'identité : " · une jeune fille de culture arabe qui hésite entre sa culture et la nôtre, je lui demanderai si elle préfère un prêt-à-penser ou une vie à inventer. Je crois que je voudrais lui dire qu'il faut toujours s'approprier sa propre vie, être responsable, construire sa propre éthique et sa propre réflexion, même si c'est plus dur. Il faut toujours refuser le bâillon, l'adhésion comme une éponge. " Quand, entre deux mots, Sapho laisse venir le silence, on discerne mieux son regard noir. On comprend, alors, qu'elle fut nommée gitane, cheikhate, indienne. " Nous les femmes, il nous faut être majeures, au sens que l'on donne à la note la plus haute d'une gamme de musique. "

Karelle Ménine

(1) Le 17 juin, concert place de la Bastille, à 18 heures, à l'issue de la manifestation. Sapho sera aussi à la Maison de la poésie, pour une lecture de textes, de la Chanson de Roland à Ronsard, le 20 juin, à 21 heures, Passage Molière, 157, rue Saint-Martin, Paris 3e.