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21/12/2004

Clôture des translittéraires : Sapho, la symbolique des mots

Un décor somptueux, celui de Dar Ben Ammar, un bijou dans son genre, pour le récital poétique de Sapho qui arrive à pic avec la clôture en beauté des Translittéraires, meilleur espace pour l'échange des idées et le dialogue entre les hommes.

Le poids des silences

En fait de dialogue, il s'agissait d'un récital interactif animé par une voix et une guitare espagnole. Sapho, inaccessible étoile, a su rendre au verbe toute sa magie, sa féerie et sa signification profonde. L'écho que provoque dans l'esprit et dans le coeur le mot, éveille en nous des résonances intenses.

Les silences de Sapho marquaient les intermèdes entre les quatorze semaines objets du livre en question. Des intermèdes empreints d'absence, d'effacement, d'oubli de soi. Des silences dont le charme est rompu par les sons de la guitare; et dans ces moments de silence, Sapho réfléchit ou à une blessure ou à une désespérance, ou à une anxiété de la vie. Ce bref instant de répit, les yeux mi-clos, elle paraît être en gestation de ce qui va sortir de son esprit créatif. Et les mots de suivre et de prendre du poids parce qu'on est dans le silence. Le silence avant la création, avant de trouver la phrase libératrice qui replongera l'auditoire séduit, subjugué et toujours sous le charme et le ravissement, dans le flot incessant des mots qui explosent dans la bouche de cette femme déchaînée et emportée par la fureur.

L'évidence des réalités

Sapho qui a repris le nom de la célèbre poétesse grecque de l'île de Lesbos (VIIe et VIe siècle av. J.-C.), auteur des Neuf livres de poèmes, très célèbres dans l'Antiquité (il n'en reste plus que quelques fragments aujourd'hui), s'en est inspirée pour écrire Le livre des 14 semaines.

De bout en bout de son récital, Sapho en a fait une lecture où il n'était question que d'émotion. Elle l'a fait avec une telle force dans l'expression et dans l'interprétation qu'elle n'avait point besoin de mise en scène, généralement placée pour camoufler certains travers ou imperfections. Son immense charisme, son énorme énergie, sa sensibilité ou sa faiblesse androgyne, sa tendresse et sa fougue ont permis au public présent de percevoir l'évidence des réalités et de repérer l'essentiel. Chez Sapho, tout n'est qu'illusoire, apparence et de brève durée.

L'enfance qu'on assassine

Dans Le livre des 14 semaines, Sapho a abordé presque tous les thèmes : la mer qui emporte le marin, le chalutier du pêcheur parti à la dérive, le pouvoir et la soumission, la liberté et les chaînes qui entravent, ceux qui confisquent les pays et les terres mais qui ne parviennent pas à aliéner, étouffer et museler l'écho des mots, de la vérité dévoilée et nue de la mort qui arrive au bout des mots, du silence qui s'impose, de l'oubli, du non-dit, du tumulte des mots non dits, de la langue ineffable qui traverse les frontières de la détresse humaine, du poète Mahmoud, de Claude qui n'est plus là, de Daria, de Marianne la Grecque, de ces «party» où on parle pour ne rien dire, de tous ceux capables de regarder le monde que, lui, est incapable de voir, de l'enfance, symbole d'innocence, qu'on ignore quand ça finit ni quand ça commence, de ceux qui nous empêchent de la vivre et de la revivre infiniment parce qu'ils nous empêchent de remonter le temps en déchirant la fin du livre.

Sapho a gratifié l'assistance d'un passage de «Ruines d'un amour» (El Atlal) d'Oum Kalthoum, la grande chanteuse égyptienne à laquelle elle a consacré une des quatorze semaines et dont elle dit : «Par ses puissantes envolées, elle a fait des ravages dans les coeurs et que depuis que son étoile s'est éteinte, on est triplement orphelin».

A l'issue du récital, Sapho, chaleureusement ovationnée, a tenu à saluer un à un son public, largement répandu dans la salle et dans la cour, le patio. Elle était sincèrement émue par le discours dithyrambique mais point exagéré de Hélé Béji, la charmante hôtesse des lieux.

Adel Latrech