Janvier 2005

Rencontre...Sapho

© Citadine

UNE SENSIBILITE A FLEUR DE PEAU
SA VOIX RAUQUE A DES ACCENTS BOULEVERSANTS, SA SENSIBILITÉ D'INTERPRÈTE EST À FLEUR DE PEAU, SA CULTURE EST ÉCLECTIQUE ET SON RÉPERTOIRE S'ÉTEND DU ROCK À OUM KELTOUM. SAPHO, CHANTEUSE ET ROMANCIÈRE JUIVE MAROCAINE, ÉTAIT EN RÉSIDENCE À FÈS (*) POUR TRAVAILLER, À DAR BATHA, À LA CRÉATION DE SON NOUVEL ALBUM. PROPOS RECUEILLIS PAR YASMINE BELMAHI/PHOTOS RÉMI BOISSAU


Vous avez déclaré une fois que le moment le plus heureux de votre vie eut lieu quand vous étiez en concert à Gaza. Yasser Arafat a été hospitalisé à Paris (N.D.LR. : interview réalisée avant le décès de Yasser Arafat). Comment réagissez-vous à cette nouvelle ?
Je suis extrêmement triste. J'ai rencontré Yasser Arafat dans des conditions officielles. La première fois, c'était à l'Institut du Monde Arabe, à Paris. J'avais demandé dix minutes d'entretien. Je lui ai dit un texte où j'évoquais un monde que j'avais connu où juifs, chrétiens et musulmans vivaient en harmonie et il m'a embrassée. Une ville comme Fès garde d'ailleurs la trace de cette cohabitation.
Le conflit du Proche-Orient vous touche beaucoup ? Comment le percevez-vous ?
Je me suis toujours intéressée à ce conflit que je ne comprends pas. Le discours de la guerre est une fabrication. Il est facile de monter les uns contre les autres. On appelle ça de la propagande. On peut tout à fait construire la haine, instrumentaliser une cause et l'utiliser pour des raisons qui ne sont pas ce qu'on avance. Un Bush parle de " Jihad " contre le " Jihad ". Des chrétiens, autour de lui, s'appuient sur la Bible pour qu'Israël existe et que le Messie revienne. Ils disent qu'au retour du Messie, il faudra exiger des juifs qu'ils se convertissent au catholicisme. Chaque groupe extrême a une idéologie et un " prêt-à-penser " qui fédèrent des phobies et des fantasmes qui peuvent conduire à la guerre. Résister à la guerre, c'est démonter cette idéologie. On m'avait demandé si je n'avais pas peur d'aller à Gaza. J'ai fait presque le tour du monde et j'ai constaté qu'un temps fort du concert est un temps fort quel que soit le pays où l'on se trouve. Quand on interroge des mères sur le terrain, aucune d'entre elles ne veut voir son fils tué. Qu'est-ce qui fait qu'elles acceptent? Aux Israéliens on leur fait croire qu'on veut les tuer et aux Palestiniens, qui sont victimes de l'injustice, qu'il faut tuer les juifs pour récupérer leurs biens. Il y a une distorsion du réel des deux côtés. On veut tenter la paix, mais il n'y a pas d'interlocuteur. Les Palestiniens se rendent compte qu'Israël est une démocratie et eux voudraient aussi une démocratie. Ce qui ne plaît pas à d'autres. Ce que je voudrais surtout dire, c'est que les discours de la guerre sont du côté de la haine et de la mort et qu'il faut rester du côté de la vie et avoir un sens critique et aigu sur les discours belliqueux. On se doit d'être extrêmement prudent.
Le recueil de textes que vous avez réunis dans une sorte de manifeste pour la paix " Un très Proche-Orient " est né de votre intérêt pour le Proche-Orient.
Ce conflit rayonne sur le monde de façon néfaste. Il y a beaucoup d'identifications abusives. Dans le monde de Bush, il y aurait le monde de la barbarie et celui de la civilisation. C'est un monde binaire, alors que le monde est autrement plus complexe. Je voudrais vous raconter une anecdote. Je suis allée à Bagdad en mars et en mai 2002, juste avant la guerre, créer le disque " Orient ". Je suis allée à Bagdad et à Nazareth en passant par Amman. À Bagdad, lors d'une soirée chez l'attaché culturel Lionel Vayron, je rencontre une violoniste charmante, Nahla, qui me demande si je suis Marocaine. Je réponds oui en hésitant. J'étais furieuse contre moi. J'avais hésité, parce que je me demandais s'il fallait préciser " juive marocaine ". Et je ne l'avais pas dit. Je continuais donc mon voyage à Amman dans une espèce de souffrance larvée. Quand je suis revenue en mai à Bagdad, je me suis dit que je devais absolument revoir Nahla et lui dire la vérité. Je ne l'ai pas vue au premier concert.
Au deuxième, elle était là avec un grand bouquet de fleurs. Je l'ai prise par la main, je l'ai introduite dans ma loge et je lui ai dit : " J'étais lâche et je ne vous ai pas fait confiance. Je suis Marocaine et je suis juive ". Elle s'est mise à pleurer et m'a répondu:

" Mais je suis si fière d'être votre amie ! ". Il y a des islams, il y a des individus. Je me dis qu'aucun individu au monde n'est dans un rejet radical. Il y a toujours une parole possible.
C'est une anecdote assez forte sur la question de l'identité. Vous êtes juive marocaine donc, originaire de Marrakech, vivant à Paris, comment vous définissez-vous?
On est héritier d'une histoire et en même temps on a une singularité qui nous permet d'avancer. Nazir Hamad, un ami libanais, écrivain et psychanalyste, dit : " II faut toujours trahir un peu les siens pour aller à la rencontre de l'autre ".
C'est quelque chose qui me parle pour cette question d'identité. J'ai une histoire forte. Nous Marocains, nous avons la chance d'avoir des cultures diverses. De fait, nous sommes exposés à des musiques très différentes. Nous avons l'habitude de la mobilité. Je suis polyglotte en art aussi. J'écris de la poésie en ce moment.
Vous êtes aussi romancière. Poésie, roman, chant, trois modes différents d'expression. Quel est pour vous l'apport de chacune de ces formes d'expression ?
L'écriture du roman est l'écriture d'un temps et d'un souffle beaucoup plus ample. La poésie est une écriture très difficile, c'est l'aventure de l'écriture, le lieu de l'aventure. La poésie, c'est le vertige de l'écriture et il faut produire une architecture. Il faut fonder une poétique à chaque livre. La chanson est un exercice de style pur. C'est codé. C'est urbain, quotidien, compréhensible immédiatement. Il y a les refrains. Il faut que ça soit un objet sonore, fétiche. Après le tremblement de terre d'El Hoceïma. vous avez participé à l'enregistrement d'un disque " Agir Réagir ", avec de nombreux autres chanteurs à l'initiative de l'association " Juste pour eux " fondée par Myriem l'Aouffir, attaché de presse à France 2.
D'habitude, je ne fais jamais dans le caritatif en France. J'estime que dans certains pays occidentaux, c'est à l'Etat d'assurer ce genre d'action. Pour le Maroc, c'est autre chose, il n'y a pas encore suffisamment de structures. Cela m'a paru donc naturel de le faire quand Myriem me l'a demandé. D'ailleurs, à la nouvelle de la catastrophe d'El Hoceïma, toute la communauté marocaine en France s'était demandée: " Qu'est-ce qu'on fait? ". J'ai trouvé l'initiative de Myriem très belle. Elle a donné toute sa personne. De plus, El Hoceïma est un lieu que je connais bien. J'y connais des gens pour y avoir passé plusieurs fois des vacances.
Vous êtes à nouveau à Fès, vous y étiez il y a tout juste quelques mois pour donner un concert au " Festival des Musiques Sacrées du Monde ". Comment s'était passé ce concert? Pourquoi certaines personnes ont-elles plutôt mal réagi ?
Ce Festival passe à TV5 et sur Arte en extrait. Tout le monde a pu voir que les gens étaient heureux. Mais il s'est trouvé parmi le public quelques notables et un membre de l'organisation qui n'ont pas aimé le concert parce que je me suis allongée par terre sur la scène. Quand je me suis allongée, je chantais " African complain ". Les paroles
disaient: " Ça fait longtemps que je n'ai pas mangé, je résiste, je cherche, je sais que tout ça n'est pas normal, je n'ai plus toutes mes forces, il ne faut pas que ça devienne banal ". Là-dessus, il y a ce jeu dé scène d'une personne affaiblie qui se traîne à terre. Une femme journaliste a interviewé un des organisateurs du festival qui a dit que j'étais " une personne imprévisible ". Dans le même journal figurent un papier positif et l'interview de cette personne. Pour moi, le sacré, ce ne sont pas des postures guindées, des contorsions, des salamalecs. Le sacré, c'est la fraternité. J'ai fait danser dans ce concert Leïla Shahid et Simon Bitton ensemble, c'est autrement plus symbolique pour moi. Qu'est-ce qui est sacré? Faire venir un orchestre oriental de Nazareth composé de Juifs, de Chrétiens, de Musulmans? Dois-je faire un concert qui ne fasse pas de vague, un concert qui soit lisse? Je me suis posé ces questions. Je me suis dit que je ne devais pas me trahir, qu'il valait mieux être soi-même. Ce qui aurait été une trahison pour moi, c'aurait été d'être dans le stéréotype du sacré. Je respecte infiniment les artistes du répertoire sacré. Mais il n'y a pas une seule façon de chanter le sacré. Pour moi, le Festival de Fès s'est bien passé. Ça a bousculé le côté compassé.
Vous avez été invitée en résidence de deux semaines par l'Institut Français de Fès. La ville de Fès a-t-elle été pour vous un lieu fort d'inspiration pour votre création ? Pendant le festival des Musiques Sacrées de Fès, j'ai rencontré Pierre Raynaud, le directeur de l'Institut, qui me disait qu'il avait des danseurs en résidence. J'étais envieuse. Il est très rare que les chanteurs soient invités en résidence. Pierre Raynaud est un des premiers à le faire. Il a promis de m'inviter. Et il l'a fait. J'étais très enthousiaste. C'était fabuleux de pouvoir travailler ici, à Dar Batha. avec cinq musiciens pendant quinze jours sur mon nouvel album. J'avais déjà écrit les paroles. Mais c'est à Fès que s'est faite la matrice. L'esquisse. La fondation de la chanson. Chacun a donné beaucoup d'énergie. On a inventé les climats, les arrangements. On a travaillé formidablement ensemble. J'ai réuni cinq musiciens, Ad Cominoto, un Belge-italien, qui est au clavier et au synthé et ceux que j'appelle " mes mousquetaires ", Vicente Almaraz. un Espagnol de Madrid, à la guitare flamenca, Amar Guerraïch, un Algérien de Constantine, aux percussions et à la batterie électronique, Safouane Ken