SAPHO
Olé Ferré
!
Photos : Francis Vernhet/Chorus
Créé à Lodève le 24 juillet lors des « Voix de la Méditerranée
», le spectacle Sapho chante Ferré donne
un éclairage singulier à l'œuvre de Léo, tout
en offrant à la chanteuse un nouveau défi artistique.
Une tournée et un CD sont prévus.
Chorus a rencontré Sapho à Lodève pour l'occasion.
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CHORUS : Comment est venue l'idée du spectacle, cette envie
de chanter du Léo Ferré ?
SAPHO : Il faut dire d'abord que Ferré a été un chanteur
fondateur pour beaucoup d'entre nous ; quand j'étais
adolescente, j'ai connu une fille qui avait provoqué
mon admiration absolue pour m'avoir fait écouter du
Ferré. C'était une voix très bizarre, très particulière
qui nous attrapait ; une fois qu'on la laissait entrer,
on était pris et il faisait partie de notre vie. Bien
sûr, j'ai toujours adoré la poésie mais il avait une
telle façon de rendre hommage à ces poètes, de les rendre
présents. De sa part, ça a été une générosité immense
et je sais que beaucoup de gens, a priori intimidés,
auraient manqué ces poètes [Baudelaire, Verlaine, Rimbaud,
Apollinaire, Aragon...] s'il n'y avait eu Ferré. Il
les a rapprochés du monde, humanisés, rendus accessibles.
- Il y fallait le travail du
compositeur, de l'orchestrateur... et aussi celui de
l'interprète !
- Il avait une voix singulière. Mais je me suis aussi
confrontée au compositeur, ce qui n'a fait que confirmer
ce que je savais obscurément : il faut avoir de la voix
pour le chanter, il ne faut pas chantonner. C'était
une chose que je pouvais faire : chanter à pleine voix,
avoir le souffle, le côté « projeté latin ». Et puis
je caressais l'idée en me disant que, peut-être, un
jour... j'aurais l'occasion, au milieu de quantités
d'autres choses...
Je prépare un album de nouvelles chansons, mais en sachant
que cela va être long. Etant d'un naturel impatient,
je souhaitais qu'il y ait autre chose en attendant...
Et c'était ou les fables de La Fontaine (rien à voir
!), ou Léo Ferré - avec Vicente Almaraz, un guitariste
flamenco, que je connais depuis des années maintenant
: c'est un musicien qui est tellement subtil, et tellement
à l'écoute, qu'il me connaît par cœur. En plus, son
père est chanteur de flamenco, et Vicente l'accompagnait.
Donc il sait très bien ce qu'est un chanteur, comment
le soutenir et ce qu'il faut faire pour ne pas l'embêter.
- Mais au départ, lui ne connaissait pas du tout
Ferré, ni ses œuvres ? Comment avez-vous procédé ?
- Il y a eu plusieurs problèmes : d'abord, c'était complètement
fou, sans raison, j'ai dit : « On va faire du Ferré
flamenco ! » Je ne savais pas du tout comment. Et
puis, j'essaye sur Il n'aurait fallu, sur Est-ce
ainsi que les hommes vivent ?... et ça roule ! En
plus, je trouve que le son va. Ensuite, je commence
à regarder les partitions et je m'aperçois qu'il y a
beaucoup de choses sur l'Espagne, qu'il est fasciné
par l'Espagne. Il écrit Le Flamenco de Paris,
L'Espoir, il parle des anarchistes - « la
plupart Espagnols » -, de l'antifranquisme... Mais
aussi, le tempérament hispanique le fascinait, cela
se sent dans sa façon de chanter. J'ai trouvé cela merveilleux
comme hasard. Donc, je me suis rendu compte que c'était
juste, mais que c'était un véritable boulot de chien.
Et Vicente ne connaissait rien à Léo Ferré !
- Ça a été créé pour les Voix de la Méditerranée
de Lodève ?
- Oui, et lorsque la directrice de ce festival, Maïhé
Valles-Bled, m'a dit : « Banco ! On le fait ! »,
je me suis retrouvée au pied du mur. Sur la route du
retour d'un spectacle à Aurillac, une amie de Ferré
est venue me voir et m'a dit : « Tu veux que je te
ramène ? Parce que tu sais que Ferré t'adorait, toi
?! »
Je ne sais pas si c'est du fantasme mais, enfin, elle
me fait écouter du Ferré sur une cassette pourrie et
crachotante. Le pauvre Vicente trouve tout ça étrange.
Je lui ai dit : « Fais-moi confiance, tu vas voir...
» Je lui ai chanté Il n'aurait fallu et,
plus tard, je lui ai fait écouter, comme il faut, les
disques de Léo. Il s'est pris au jeu, il voulait restituer
les arrangements, et le travail ça a été la frontière
entre le flamenco et la partition de Léo.
Pour répéter, on commençait par une séance d'écoute,
sur la chanson que l'on voulait faire, tout en lui disant
de l'oublier, car j'aimais le fait qu'il ait une fraîcheur
par rapport à l'arrangement original, qu'il ne soit
pas influencé et qu'il me propose ses idées. Une aubaine
dont j'ai profité. Je l'ai tiré vers Ferré et lui m'a
emmené dans le flamenco... Par exemple, dans Le Flamenco
de Paris, il a fait une introduction flamenca qui
est très précise, moi qui croyais que c'était improvisé.
Chacun est allé un peu à l'école, quoi...
- Les choix des chansons du spectacle sont-ils les
vôtres à tous les deux ?
- Non, ce sont les miens. J'ai mis trois parties : «
Ferré et les poètes », « Ferré et l'Espagne » et les
« classiques » de Ferré. J'ai construit le tout en fonction
d'une rythmique interne du vers, avec le bleu, le rouge
et l'ambre. Mais pas du tout en fonction des possibilités
d'une guitare... Lui, il est génial, je dois dire, même
quand il y avait à la base une chanson avec tout un
orchestre, il a trouvé un chemin pour la faire. L'Espoir
par exemple, c'était infaisable mais il y est arrivé.
- Pour en revenir à Ferré, l'homme lui-même, vous
êtes-vous rencontrés en vrai ?
- Bien sûr je l'ai vu en concert ; plusieurs fois, comme
tout le monde. Et je l'ai rencontré une fois au festival
de Montauban en mai 92 où l'on faisait « La Fête
à Ferré », avec d'autres chanteurs, dont Georges
Moustaki. Premier échange de paroles, je lui demande
: « Alors, vous vous plaisez en Italie ? » Il
me dit : « Pas du tout. » Je lui demande pourquoi
et il me dit : « Les Italiens sont... trop Italiens.
» Je lui pose la question : « Vous trouvez qu'ils
sont... ethnocentrés ? » et, là, il me répond :
« T'es pas con, toi ! »
Ensuite, avec Moustaki et ses admiratrices, Léo était
un peu chiffonné, trouvant qu'il lui prenait la vedette,
alors il me dit : « S'il n'y avait pas Marie, je
les tomberais toutes ! » Ensuite, pendant la première
partie, on chantait, tous, des chansons de lui ; j'avais
choisi Est-ce ainsi que les hommes vivent ? et,
en coulisses, Léo nous écoutait... et il pleurait. Il
était très, très ému et quand je suis sortie de scène,
il m'a dit : « T'es forte, toi ! » Et puis, il
a dit un mot à chacun. Cela se passait un an avant sa
mort. Très fatigué, il traînait un peu des pieds et,
au moment où il a franchi le rideau, il est allé jusqu'au
piano en levant les pieds. C'était émouvant, ce bel
effort de dignité devant les autres.
- Vos choix comprennent des poètes d'abord, du Baudelaire,
plusieurs Aragon...
- Tout ce que j'aimais, en fait, pour être honnête,
sans tenir compte du lieu de création. Mathieu Ferré
m'a dit que Léo avait chez lui au moins deux cents chansons
à partir de mises en musique de poèmes. Cela l'occupait
beaucoup. Par exemple, L'Etranger de Baudelaire,
c'est infernal à apprendre pour un chanteur, une mélodie
irrationnelle avec des silences bizarrement mesurés.

-
Les premières réactions du public, ici à Lodève, ont
été très enthousiastes. Quelles sont vos ambitions avec
ce spectacle : tournée, disque ?
- La première nouvelle, dont je suis d'ailleurs enchantée,
c'est qu'on va le faire à Paris, à la Maison de la Poésie,
du 19 octobre au 20 novembre. Et j'espère bien en faire
un disque, avant ou après, je ne sais pas encore...
C'est assez facile puisqu'on est peu nombreux, cela
n'est pas trop lourd. Nous avons un ami percussionniste,
qui est venu de Toulouse, à l'improviste, le soir de
la création. C'est un petit Beur qui adore Léo Ferré.
Il le connaît par cœur ! On va le garder.
- A la fin de votre version d'Avec le temps,
on entend : « Alors, avec le temps, on aime
pluss... » au lieu de : « On n'aime
plus. » Interprétation surprenante !
- Un producteur de cinéma, Fernand Garcia, qui a connu
Ferré, m'a raconté que Léo lui avait confié avoir écrit
des choses pas toujours justes, parfois même des conneries,
« comme la fin de Avec le temps... », a-t-il
précisé. Je me suis alors permis une petite entorse
à la chanson.
- L'autre surprise, c'est que vous la chantiez en
arabe dialectal... Après l'avoir chantée en français.
- J'ai rencontré une linguiste, lorsqu'on m'a demandé,
pour Florence Aubenas, de chanter du John Lennon en
arabe dialectal, la langue de mon enfance, au Maroc.
Je pensais que c'était une langue sans règles, et non
une véritable langue. Or, cette femme-là, qui a une
chaire d'arabe dialectal à Langues'O, m'a dit qu'il
y avait en fait une grammaire, une syntaxe solide et,
en quelque sorte, elle m'a restitué ma langue. En plus,
je chante dans cette langue de façon plus intime qu'en
français. Mon rêve, c'est d'être piratée dans la médina
de Marrakech !
- A quand le prochain disque de Sapho chante Sapho
?
- J'espère pour octobre 2006. Il est presque prêt en
écriture mais pas encore en arrangements. Il y a de
l'arabo-andalou, des violons et une guitare flamenca...
Propos
recueillis par Jacques VASSAL
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