07/2005

SAPHO

Olé Ferré !
Photos : Francis Vernhet/Chorus

Créé à Lodève le 24 juillet lors des « Voix de la Méditerranée », le spectacle Sapho chante Ferré donne un éclairage singulier à l'œuvre de Léo, tout en offrant à la chanteuse un nouveau défi artistique. Une tournée et un CD sont prévus.

Chorus a rencontré Sapho à Lodève pour l'occasion.


CHORUS : Comment est venue l'idée du spectacle, cette envie de chanter du Léo Ferré ?
SAPHO : Il faut dire d'abord que Ferré a été un chanteur fondateur pour beaucoup d'entre nous ; quand j'étais adolescente, j'ai connu une fille qui avait provoqué mon admiration absolue pour m'avoir fait écouter du Ferré. C'était une voix très bizarre, très particulière qui nous attrapait ; une fois qu'on la laissait entrer, on était pris et il faisait partie de notre vie. Bien sûr, j'ai toujours adoré la poésie mais il avait une telle façon de rendre hommage à ces poètes, de les rendre présents. De sa part, ça a été une générosité immense et je sais que beaucoup de gens, a priori intimidés, auraient manqué ces poètes [Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Aragon...] s'il n'y avait eu Ferré. Il les a rapprochés du monde, humanisés, rendus accessibles.

- Il y fallait le travail du compositeur, de l'orchestrateur... et aussi celui de l'interprète !
- Il avait une voix singulière. Mais je me suis aussi confrontée au compositeur, ce qui n'a fait que confirmer ce que je savais obscurément : il faut avoir de la voix pour le chanter, il ne faut pas chantonner. C'était une chose que je pouvais faire : chanter à pleine voix, avoir le souffle, le côté « projeté latin ». Et puis je caressais l'idée en me disant que, peut-être, un jour... j'aurais l'occasion, au milieu de quantités d'autres choses...
Je prépare un album de nouvelles chansons, mais en sachant que cela va être long. Etant d'un naturel impatient, je souhaitais qu'il y ait autre chose en attendant... Et c'était ou les fables de La Fontaine (rien à voir !), ou Léo Ferré - avec Vicente Almaraz, un guitariste flamenco, que je connais depuis des années maintenant : c'est un musicien qui est tellement subtil, et tellement à l'écoute, qu'il me connaît par cœur. En plus, son père est chanteur de flamenco, et Vicente l'accompagnait. Donc il sait très bien ce qu'est un chanteur, comment le soutenir et ce qu'il faut faire pour ne pas l'embêter.

- Mais au départ, lui ne connaissait pas du tout Ferré, ni ses œuvres ? Comment avez-vous procédé ?
- Il y a eu plusieurs problèmes : d'abord, c'était complètement fou, sans raison, j'ai dit : « On va faire du Ferré flamenco ! » Je ne savais pas du tout comment. Et puis, j'essaye sur Il n'aurait fallu, sur Est-ce ainsi que les hommes vivent ?... et ça roule ! En plus, je trouve que le son va. Ensuite, je commence à regarder les partitions et je m'aperçois qu'il y a beaucoup de choses sur l'Espagne, qu'il est fasciné par l'Espagne. Il écrit Le Flamenco de Paris, L'Espoir, il parle des anarchistes - « la plupart Espagnols » -, de l'antifranquisme... Mais aussi, le tempérament hispanique le fascinait, cela se sent dans sa façon de chanter. J'ai trouvé cela merveilleux comme hasard. Donc, je me suis rendu compte que c'était juste, mais que c'était un véritable boulot de chien. Et Vicente ne connaissait rien à Léo Ferré !

- Ça a été créé pour les Voix de la Méditerranée de Lodève ?
- Oui, et lorsque la directrice de ce festival, Maïhé Valles-Bled, m'a dit : « Banco ! On le fait ! », je me suis retrouvée au pied du mur. Sur la route du retour d'un spectacle à Aurillac, une amie de Ferré est venue me voir et m'a dit : « Tu veux que je te ramène ? Parce que tu sais que Ferré t'adorait, toi ?! »
Je ne sais pas si c'est du fantasme mais, enfin, elle me fait écouter du Ferré sur une cassette pourrie et crachotante. Le pauvre Vicente trouve tout ça étrange. Je lui ai dit : « Fais-moi confiance, tu vas voir... » Je lui ai chanté Il n'aurait fallu et, plus tard, je lui ai fait écouter, comme il faut, les disques de Léo. Il s'est pris au jeu, il voulait restituer les arrangements, et le travail ça a été la frontière entre le flamenco et la partition de Léo.
Pour répéter, on commençait par une séance d'écoute, sur la chanson que l'on voulait faire, tout en lui disant de l'oublier, car j'aimais le fait qu'il ait une fraîcheur par rapport à l'arrangement original, qu'il ne soit pas influencé et qu'il me propose ses idées. Une aubaine dont j'ai profité. Je l'ai tiré vers Ferré et lui m'a emmené dans le flamenco... Par exemple, dans Le Flamenco de Paris, il a fait une introduction flamenca qui est très précise, moi qui croyais que c'était improvisé. Chacun est allé un peu à l'école, quoi...

- Les choix des chansons du spectacle sont-ils les vôtres à tous les deux ?
- Non, ce sont les miens. J'ai mis trois parties : « Ferré et les poètes », « Ferré et l'Espagne » et les « classiques » de Ferré. J'ai construit le tout en fonction d'une rythmique interne du vers, avec le bleu, le rouge et l'ambre. Mais pas du tout en fonction des possibilités d'une guitare... Lui, il est génial, je dois dire, même quand il y avait à la base une chanson avec tout un orchestre, il a trouvé un chemin pour la faire. L'Espoir par exemple, c'était infaisable mais il y est arrivé.

- Pour en revenir à Ferré, l'homme lui-même, vous êtes-vous rencontrés en vrai ?
- Bien sûr je l'ai vu en concert ; plusieurs fois, comme tout le monde. Et je l'ai rencontré une fois au festival de Montauban en mai 92 où l'on faisait « La Fête à Ferré », avec d'autres chanteurs, dont Georges Moustaki. Premier échange de paroles, je lui demande : « Alors, vous vous plaisez en Italie ? » Il me dit : « Pas du tout. » Je lui demande pourquoi et il me dit : « Les Italiens sont... trop Italiens. » Je lui pose la question : « Vous trouvez qu'ils sont... ethnocentrés ? » et, là, il me répond : « T'es pas con, toi ! »
Ensuite, avec Moustaki et ses admiratrices, Léo était un peu chiffonné, trouvant qu'il lui prenait la vedette, alors il me dit : « S'il n'y avait pas Marie, je les tomberais toutes ! » Ensuite, pendant la première partie, on chantait, tous, des chansons de lui ; j'avais choisi Est-ce ainsi que les hommes vivent ? et, en coulisses, Léo nous écoutait... et il pleurait. Il était très, très ému et quand je suis sortie de scène, il m'a dit : « T'es forte, toi ! » Et puis, il a dit un mot à chacun. Cela se passait un an avant sa mort. Très fatigué, il traînait un peu des pieds et, au moment où il a franchi le rideau, il est allé jusqu'au piano en levant les pieds. C'était émouvant, ce bel effort de dignité devant les autres.

- Vos choix comprennent des poètes d'abord, du Baudelaire, plusieurs Aragon...
- Tout ce que j'aimais, en fait, pour être honnête, sans tenir compte du lieu de création. Mathieu Ferré m'a dit que Léo avait chez lui au moins deux cents chansons à partir de mises en musique de poèmes. Cela l'occupait beaucoup. Par exemple, L'Etranger de Baudelaire, c'est infernal à apprendre pour un chanteur, une mélodie irrationnelle avec des silences bizarrement mesurés.



- Les premières réactions du public, ici à Lodève, ont été très enthousiastes. Quelles sont vos ambitions avec ce spectacle : tournée, disque ?
- La première nouvelle, dont je suis d'ailleurs enchantée, c'est qu'on va le faire à Paris, à la Maison de la Poésie, du 19 octobre au 20 novembre. Et j'espère bien en faire un disque, avant ou après, je ne sais pas encore... C'est assez facile puisqu'on est peu nombreux, cela n'est pas trop lourd. Nous avons un ami percussionniste, qui est venu de Toulouse, à l'improviste, le soir de la création. C'est un petit Beur qui adore Léo Ferré. Il le connaît par cœur ! On va le garder.

- A la fin de votre version d'Avec le temps, on entend : « Alors, avec le temps, on aime pluss... » au lieu de : « On n'aime plus. » Interprétation surprenante !
- Un producteur de cinéma, Fernand Garcia, qui a connu Ferré, m'a raconté que Léo lui avait confié avoir écrit des choses pas toujours justes, parfois même des conneries, « comme la fin de Avec le temps... », a-t-il précisé. Je me suis alors permis une petite entorse à la chanson.

- L'autre surprise, c'est que vous la chantiez en arabe dialectal... Après l'avoir chantée en français.
- J'ai rencontré une linguiste, lorsqu'on m'a demandé, pour Florence Aubenas, de chanter du John Lennon en arabe dialectal, la langue de mon enfance, au Maroc. Je pensais que c'était une langue sans règles, et non une véritable langue. Or, cette femme-là, qui a une chaire d'arabe dialectal à Langues'O, m'a dit qu'il y avait en fait une grammaire, une syntaxe solide et, en quelque sorte, elle m'a restitué ma langue. En plus, je chante dans cette langue de façon plus intime qu'en français. Mon rêve, c'est d'être piratée dans la médina de Marrakech !

- A quand le prochain disque de Sapho chante Sapho ?
- J'espère pour octobre 2006. Il est presque prêt en écriture mais pas encore en arrangements. Il y a de l'arabo-andalou, des violons et une guitare flamenca...

Propos recueillis par Jacques VASSAL