Sapho, déesse des Enfers

Promenade dans le dernier album de Sapho, qui se produira le vendredi sur la scène de la cité internationale de la Fête.

COMME une secousse tellurique, le dernier album de Sapho nous destine à la danse, à la transe et... aux larmes. Déesse des enfers, elle maille la trame d'une histoire 'sans aveu', en seize chansons, au rythme andalou avec guitares flamencos ou guitares fragiles (c'est leurs noms), mâtinées de violons arabes, de palmas, de bendir et de percussions. Les dessins et aquarelles de la pochette (exécutés par Sapho) rappellent les techniques du palimpseste (reprises dans les chansons elles-mêmes), où une surface (partition musicale ou manuscrit sur parchemin) en langue arabe est en partie effacée pour qu'apparaisse une autre écriture, une autre partition.

Ainsi en va-t-il de 'Lorca', ce flamenco arabisant, composé en hommage à l'écrivain et poète Frederico Garcia Lorca, assassiné en pleine dictature, où l'on entend par transparence, dans le refrain, tout en jeux de mots: 'Garcia, gare / Gare si à cinq heures du soir / On t'envoyait un couteau', c'est-à-dire le propre hommage de Lorca au torero Ignacio Sanchez Mejias, mort dans l'arène: 'A cinq heures de l'après-midi'. Dans son avant-dernier album, Sapho rendait hommage à Maurice Blanchot, l'écrivain de 'L'Ecriture du Désastre',ce désastre qui est aussi celui des camps de la mort. De la mort il est beaucoup question dans cet album.
Elle aimerait bien être plus gaie, Sapho, mais voilà, chante-t-elle: 'J'y arrive pas / Tant pis c'est bête / C'est fou j'peux pas / J'veux savoir / Dans le noir / A quelle heure / Est-ce qu'on meurt / A quelle sauce / On nous mange / Je suis une chose étrange'.

La mort qui rôde autour de ce 'jardin andalou' est néanmoins tenue à bonne distance par la noblesse vivante, séductrice, des rythmes étrangement mixés.
Et si 'Just before death' occupe une double place dans l'album, puisqu'elle est rejouée après le dernier morceau manifeste du disque (laissez votre CD allumé et patientez, le morceau redémarre après quelques minutes de silence, frissons assurés...).
Sapho y joue le rôle d'un Orphée, charmant les muses jusqu'aux portes des Enfers, mais en revenant, a contrario du mythe, avec son Eurydice.

Outre l'Hadès, la toile de fond voyage du sud au nord, d'Israël à Sarajevo, de l'Espagne au Rwanda. La colère sourd chez Sapho: à ceux qui lui disent, dans 'Lâche-nous': 'Tu m'dis la vie continue / Faut trouver la manière / Et l'insolence qui tue / Joue-là nous plus légère', elle répond de plus belle en entonnant 'Les führers en fureurs'; morceau qui fustige l'arrivée sur le devant de la scène 'de nouveaux chiens-loups', 'Des fous de Dieu fondamentaux / Malades sous leurs manteaux'; hymnes contre la bêtise du nationalisme et de la guerre. 'Ça urge', ne cesse-t-elle de répéter en fond sonore. Les traditions musicales d'Afrique du Nord et le violon arabe contiennent ici l'explosion façon rock qu'on a connu dans certains de ses albums.

Sapho n'est pas une chanteuse sans courage; ce courage lui a fait interpréter à Jérusalem la célèbre chanson de la diva égyptienne Oum Khalsoum. En 1996, lors de la venue de Yasser Arafat à Paris, elle demanda à le voir: 'On m'a reproché de l'avoir rencontré, dit-elle. Mais, il fallait le prendre aux mots. Nous sommes des citoyens: on doit pousser vers l'espoir. La vie, le partage, il faut sauter dessus.' Gageons que l'esprit qui souffle dans cet album saura ouvrir des voies... musicales en tout cas.

MURIEL STEINMETZ.