16/11/2005

LA LIONNE RESSUSCITANT LE LION

Sapho a, en plus de son talent, ce grain de folie indispensable pour interpréter Ferré, ce souffle libertaire qui gronde dans la voix et le geste, fait glisser le rire jusqu’au sanglot et transforme la colère en douceur énigmatique. Sapho habite la scène comme une lionne sa tanière, comme une folle son asile, comme une magicienne son antre, comme une pythie son temple et ressuscite avec une force incroyable et une passion peu commune les paroles du vieil anar. Accompagnée à la guitare flamenca par Vicente Almaraz, qui signe des arrangements magnifiques, et soutenue aux percussions par Alyss, caressant et frémissant, Sapho libère les chevaux de la mer et offre à la mémoire de Ferré ce que seules l’authenticité et l’originalité peuvent faire naître : une interprétation en forme d’hommage à la fois très pieux et très iconoclaste, fidèle à l’esprit davantage qu’à la lettre, comme on l’est quand on sait aimer !

De l’Espagne d’où monte la colère, d’Ostende d’où descend le marasme alcoolique des soirs de débine où l’on s’en va à deux traîner dans les rues « où y a des vitrines », des trottoirs américains où se répand le sang de Monsieur William, de l’étranger où l’on est chez soi quand chez soi c’est l’exil et que l’exil c’est partout, coulent les musiques et les mots de Ferré et ceux des poètes d’élite qui, de Baudelaire à Caussimon, offrirent à l’homme de Peille l’occasion de composer des chansons sublimes. Pour voguer sur ces fleuves-là, il faut un bateau ivre et des navigateurs aguerris.

On en a vu bien d’autres se frotter à Ferré et échouer lamentablement dans le pastiche inconscient ou l’imitation niaise. C’est peu dire que Sapho évite ces écueils ! La chanteuse, peut-être à cause du creuset culturel dont elle est le symbole, peut-être à cause d’une intelligence instinctuelle de la moelle des textes, peut-être aussi par une empathie faite de distance et de gravité avec les choses humaines, réussit à interpréter Ferré en l’évoquant au plus juste, le ressuscitant tout à fait lui-même en le faisant tout à fait sien, et assumant l’originalité de propositions interprétatives qui vibrent pourtant de l’écho de sa présence.

Sorte de lionne se souvenant du lion, elle rugit et caresse, ploie vers la terre pour mieux rendre hommage aux nuées des poètes et au soleil rouge de la révolte, est le couteau soudain et soudain la plaie. Elle ose tout, s’adressant au public avec la même fougue et la même familiarité que celui qui croyait au pain de l’amitié, et fait de la scène un creuset cosmopolite où l’Andalousie est baignée par la mer du Nord.

Accueillant les chansons de Ferré dans la lumière orangée des moucharabiehs et dans l’intensité du flamenco, Sapho a confié les arrangements musicaux de son spectacle à Vicente Almaraz qui signe ici avec elle un travail d’adaptation musicale d’une exceptionnelle qualité. Sur scène à ses côtés, le guitariste espagnol enveloppe davantage encore qu’il n’accompagne la chanteuse et crée avec elle un univers à la fois dense et économe, retenu et sensuel, palpitant et émouvant comme on a rarement la chance d’en découvrir. Alyss soutient aux percussions cette impeccable prestation et offre à ses deux compagnons la rumeur et le bruissement des révoltes, des déchirements, de la passion et de la joie dont l’œuvre de Ferré, si riche en ses inspirations, est porteuse.

Rare, intense, puissant et riche, audacieux et profond, ce spectacle est une authentique merveille. En dire plus serait en dire trop ! Ce chant-là interdit la glose et exige ce qu’il convoque miraculeusement : la présence.

Catherine Robert